CHAPITRE III
Même si Aileen impressionna Corin en se montrant une jeune fille sans inhibition et sans affectation, elle était aussi une princesse et comprenait bien les responsabilités de son rang. Après s'être rafraîchis, ils furent escortés dans un salon privé préparé pour le repas du soir.
Quand Aileen fit son entrée, elle ne ressemblait plus à la fille de pêcheur vêtue de laine qu'ils avaient sauvée. Elle était habillée simplement, mais comme il convenait à son rang. Elle ne portait aucun bijou, à part un ruban d'or tressé dans sa chevelure, dûment démêlée.
— Dînons d'abord, dit-elle en leur faisant signe de s'asseoir. Ensuite, je vous poserai des questions sur tout ce que j'ai envie de savoir.
Le repas fut somptueux. Corin se régala, surtout après des semaines en mer, à manger les rations de voyage. Boyne s'empiffra joyeusement. Aileen et Corin, à l'appétit plus raffiné, eurent terminé bien avant lui.
Enfin, Boyne repoussa son assiette et rota sans retenue.
— C'était un repas de seigneur, petite... ma dame. Mon estomac vous est reconnaissant !
— En parlant de reconnaissance, suivez-moi. J'ai encore autre chose pour vous prouver ma gratitude.
Elle les conduisit dans une antichambre chauffée par un grand feu de cheminée. Des fourrures couvraient le sol. L'endroit, intime et confortable, rappela à Corin le solarium de Deirdre.
Elle prit deux bourses dans un petit meuble et les leur donna.
— N'essayez pas de refuser ce petit cadeau. Diriez-vous non à mon père ? Vous passerez la nuit ici. Capitaine, allez-y. Je ne suis pas aveugle. Vous avez été longtemps en mer. Une compagnie féminine ne saurait vous déplaire, je suppose ? Je crois que vous serez content de la jeune femme.
Incapable de répondre, Boyne recula vers la porte, fit une révérence maladroite et sortit.
Aileen éclata de rire.
— Vous lui avez vraiment envoyé une femme ?
— Oui ! Pensez-vous que je sois une menteuse ?
— Non, bien sûr... Il semble juste étrange qu'une femme envoie une fille partager la couche d'un homme.
— Ce sont les lois de l'hospitalité érinnienne, dit-elle. De plus, Moira m'a fait part de son désir de coucher avec lui. Elle me l'a dit quand je me préparais.
Corin rit.
— Et moi ? Allez-vous aussi vous occuper de mes besoins ?
Elle le regarda pensivement, puis lui fit signe de s'asseoir.
— Vous êtes différent du capitaine ; plus difficile à déchiffrer. De plus, je n'avais jamais rencontré de Cheysuli.
Elle versa deux coupes de vin.
Corin posa la bourse sur la table.
— Je vous remercie de l'intention, mais je ne puis accepter votre récompense.
— Trop fier pour ça ? Ou bien l'or érinnien est-il de peu de valeur pour vous, à côté de ces bracelets que vous portez ?
— Ni l'un ni l'autre. Disons... que ce n'est pas nécessaire.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Parce qu'un parent ne pouvait faire moins que vous sauver. Je suis Corin d'Homana, le fils du Mujhar.
— Niall ?
— Oui.
— Nous ne sommes pas parents. Nous aurions pu l'être, si Niall avait épousé ma tante Deirdre. Mais il est toujours marié à Gisella, n'est-ce pas ?
— Oui. Il honore les lois de son pays, Aileen, comme vous honorez les vôtres.
— Vous êtes venu voir mon père. Officiellement, ou à titre privé ?
Il ouvrit la bouche avec l'intention de dire qu'il venait parler de ses fiançailles avec Brennan. Il en fut incapable.
— J'ai été chargé d'un message par le Mujhar en personne ; je dois en parler seulement à votre père.
— Ma foi, cela devra attendre. Mon père est de l'autre côté de l'île. Il peut revenir demain, ou dans un mois.
— Et Sean ?
— Il a un nouveau vaisseau, la Princesse d'Homana. Mais il devrait être revenu au printemps. A temps pour que Liam écrive au Mujhar au sujet de ses fiançailles avec sa fille.
Corin ne pouvait pas lui dire de but en blanc que Keely ne voulait pas entendre parler de ce mariage. Cela aurait été grossier. Il avala une gorgée de vin en hâte pour dissimuler son embarras.
— Votre renarde est adorable, dit-elle en se penchant pour mieux la voir. Nous avons entendu parler des Cheysulis, bien sûr, mais nous ne savons pas grand-chose de vos animaux. Mon père dit que Niall n'en avait pas quand il a demeuré ici, il y a bien longtemps.
— Demeuré ? Il a été gardé en otage puis échangé contre Alaric d'Atvia.
Elle eut un rire un peu triste.
— Oui, oui, otage, mais n'en a-t-il pas retiré plus qu'il n'a perdu ? Il a eu son épouse atvienne, et ma tante en plus. Qui lui a donné une bâtarde.
— Maeve et Deirdre vont très bien. Même si sa fille est une bâtarde, c'est l'enfant favorite du Mujhar.
— Pas vous ?
— Non. Maeve est le portrait craché de Deirdre. Mon père adore sa meijha érinnienne, et sa fille aussi. Quant à moi, je viens en dernier.
— Pourquoi ? Ne vous aime-t-il pas tous également ?
— Il a peu de raisons de m'aimer. Brennan, l'héritier d'Homana, est le plus important d'entre nous. Hart est totalement irresponsable, mais charmant. Il est impossible de ne pas l'apprécier. Keely est impétueuse et passionnée ; elle irrite mon jehan avec son comportement peu conformiste, mais il apprécie sa force de caractère. Pour moi... Je suis peut-être mon pire ennemi. Parfois, je me déteste ; je facilite ainsi la tâche à ceux qui ne m'aiment pas.
— Vous avez la possibilité de changer les choses, dit Aileen en le regardant dans les yeux.
Il ne ressentit pas la colère et le dépit habituels quand on lui faisait cette suggestion. Pour la première fois, il souhaita sincèrement être capable de s'amender.
— Je vous en ai dit plus qu'à quiconque, à part Keely. Et, la plupart du temps, elle me soutient au lieu de m'exhorter à changer.
— Conforter quelqu'un dans ses erreurs est mauvais. Mon frère est un homme fier et honorable. Pourtant, il est prompt à se mettre en colère et à juger. Si je le soutenais quand il a tort, je lui rendrais un bien mauvais service. Je l'aiderais à devenir un tyran !
Corin rit amèrement.
— Mon père et Brennan m'ont souvent dit la même chose. Mais cela me semble plus sensé, venant de vous.
— Si vous les aviez un peu plus écoutés, vous ne seriez pas en train de souhaiter pouvoir vous cacher dans un trou de souris, dit-elle doucement.
Il sourit et se frotta les yeux.
— Dieux, vous savez comment me parler... Brennan a de la chance...
Il s'interrompit. Une fois de plus, Brennan prendrait le pas sur lui. Cette fois-ci, il lui en voulait particulièrement.
Tu sais depuis toujours qu'elle est destinée à ton rujholli, dit Kiri.
Corin regarda Aileen ; puis il posa son gobelet et se leva.
— Si vous voulez bien m'excuser... Le voyage était long. J'aimerais me retirer.
— Oui, bien entendu. Corin...
— Je suis fatigué, Aileen, dit-il brusquement.
La jeune femme rougit.
— Allez-y, dit-elle. Les serviteurs vont vous conduire à votre chambre.
Corin sortit, suivi par Kiri.
Dans son rêve, il était redevenu un enfant. Personne ne s'occupait de lui. Les femmes papotaient. Elles discutaient de la dernière blague de Hart, du caractère de Keely, de la douceur de Maeve ou de la maturité de Brennan. Aucune ne parlait de lui.
Il s'éveilla en sursaut, puis il effleura la fourrure de Kiri, endormie à côté de lui. Ensuite, il replongea dans les ténèbres...
Il était plus vieux, mais les gens ne faisaient toujours pas attention à lui. Pourtant, il avait désormais les moyens de les obliger à le remarquer. Il accumulait les bêtises, pour qu'on parle de lui. Même si c'était en mal...
Puis il devint le Corin d'aujourd'hui. Il comparaissait devant son père dans la salle d'apparat. Il n’était pas seul. Il y avait une femme avec lui, mince et rousse, aux yeux vert gazon. Elle mit sa main dans la sienne et ils prononcèrent les vœux cheysulis qui lient un guerrier et sa femme.
... Mais Brennan sortit de l’ombre et arracha la main d'Aileen de la sienne.
— Non ! hurla Corin. Je ne veux pas que cela recommence !
Il s'éveilla, et comprit le sens de ce qu'il venait de rêver.